J'ai vingt deux, je suis sur le perron d'une belle demeure entourée de barrières sculptées dans la pierre, de colonnades, de poternes de grès et de statues de marbres. Des gens d'esprits me reçoivent en costume du XIXème siècle et leurs manières sont envoutantes. On m'introduit dans une réception mondaine où tout respire le faste et le luxe. Les convives glissent sur le sol de la salle de bal au rythme d'une valse lancinante.
Bien que je ne voie pas son visage, la femme qui m'accompagne est d'une rare élégance et je lui suis parfaitement dévoué. Nous sommes happés, elle et moi, par le flux des couples qui se meuvent sous le grand lustre jusqu'au centre de la piste de danse. Autour de nous ces corps qui balancent sont sans âme ; une pantomime de cadavres orchestré sans aucun doute par quelque puissance maléfique dont j'ignore les origines. Cette mascarade ne m'inspire rien qui vaille et déjà je sens que je me vide moi même de ma substance vitale sans rien pouvoir opposer à cela.
Ma compagne échappe à cette influence néfaste, elle m'arrache de cette ronde aliénante pour m'entrainer vers un dédale de couloirs obscurs. À mesure que nous avançons, des portes s'ouvrent laissant paraître des gueules folles qui se jettent à nos trousses, écumant un mélange de haine et d'envie. Ces êtres qui n'ont plus d'humain que la forme, nous pourchassent hors de la demeure, dans une nuit d'un clair irréel, sur un escalier qui se prolonge semble t'il vers le fond de la propriété. Au bout c'est la fin, le haut d'une falaise, le bord d'un précipice... Nous sentons leur hargne sur nos talons de plus en plus pressante. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute, ils avaient prévus leur coup. Ils savent où nous allons. Pire, ils nous y mène. Ils nous acculent à ce vide pour que nous leur servions de pâture, nous réservant dans tous les cas une mort certaine.
Nous plongeons dans le vide pour ne pas être incorporé à cette société monstrueuse. Nous sautons à plat ventre, bras et jambes tendus, sans parvenir à joindre nos mains. La force de l'air est si forte qu'elle nous fouette le visage, nous empêchant de voir le sol qui se rapproche à vive allure. Le contact de l'air est vif et rafraîchissant. J'aime l'idée de ce dernier souffle sur ma peau. J'aime que ce soit lui qui m'enveloppe dans cette chute vers le trépas. J'aime l'abandon total de ma personne et la confiance que je place en cet élément.
Nous sommes sur le point de crasher lorsqu'un courant ascendant nous soulève au-dessus d'une campagne romantique, improbablement belle. La lumière irradie d'en bas, de l'étendue de ce paysage que j'embrasse a plus de 360°, avec ses vallons, ses hameaux, ses petits clochetons qui pointent un peu partout. La présence de ma compagne s'estompe rapidement comme la buée que l'on fait l'hiver en soufflant sur les carreaux froids. Je n'ai pas même le temps de lui sourire, qu'elle a déjà disparue quelque part en moi, là où il est toujours bon de replonger, dans le jardin des instants précieux et je me réveille comme après un long voyage, entièrement conquis.
Un oiseau | Vol au galop. |